- ACTION COLLECTIVE
- ACTION COLLECTIVELa science sociologique s’est formée très tardivement, parce que les hommes se représentaient la société comme un ordre reposant sur des principes ou des exigences. Ceux-ci variant d’une société à une autre, l’observateur et l’objet de son observation se trouvaient si complètement liés l’un à l’autre que toute conception de type sociologique ne pouvait être qu’une des manifestations d’une société et d’une culture particulière.C’est assurément leur capacité croissante de transformation de soi qui a permis aux sociétés modernes de prendre une certaine distance à l’égard d’elles-mêmes et de porter leur attention vers les processus et non plus seulement les contenus de la vie sociale.Quand une société se définit par son changement, il n’est plus possible de rechercher les valeurs sur lesquelles elle repose et de confondre l’organisation sociale avec les institutions chargées de maintenir et de transmettre des normes de conduite sociale, reposant elles-mêmes sur des valeurs culturelles.La sociologie, comme toutes les sciences humaines, n’a pu se former que lorsqu’elle a pris pour objet l’étude des relations et des systèmes de relations entre des faits sociaux, et non plus le sens vécu des conduites et des institutions.1. L’évolution de la pensée sociologiqueL’idéalisme sociologiqueOn peut penser plus précisément que la conception idéaliste de la société, représentant celle-ci comme l’expression de besoins ou de principes absolus, a été liée à une organisation dualiste de la société: d’un côté les travailleurs, forces naturelles de travail, sources d’énergie, de l’autre, les classes dominantes, délivrées de ces contraintes matérielles et imposant une forme à un contenu, l’idée à la matière. La société, divisée entre sa théorie et sa pratique, n’apparaissait connaissable que par l’analyse de sa théorie, des idées qu’elle se formait d’elle-même et qui reposaient sur une certaine conception de l’homme.Cet idéalisme peut être retourné, cédant la place à un naturalisme aussi absolu, déduisant les idées d’une pratique, sans que l’analyse sociologique y trouve le moindre avantage. En séparant au départ l’idéologie et le travail, on s’interdit de pouvoir définir leurs rapports autrement que comme une dépendance naturelle, qu’on peut indifféremment concevoir dans un sens ou dans l’autre.Weber et DurkheimLes fondateurs de la sociologie sont ceux qui, par des chemins très divers, ont rejeté cette séparation de l’idée et de la pratique pour faire apparaître l’unité de l’action sociale et pour tourner l’attention vers le fonctionnement, puis vers la structure de certains systèmes sociaux.Deux démarches importantes doivent être évoquées:D’un côté, suivant une méthode proche de celle des historiens, Max Weber isole des ensembles de nature diverse, mais qui se définissent toujours par un sens organisateur de conduites pratiques. Une société n’apparaît plus ni comme le résultat d’une situation matérielle, ni comme un corps d’idées et de principes, mais comme un réseau de relations entre les éléments qui la composent. Cela permet de dégager peu à peu des concepts utiles à l’analyse et qui ne sont plus confondus avec des éléments de la réalité sociale, puisque celle-ci n’est constituée que par leur emploi.D’un autre côté, Durkheim ne définit plus le lien social par la participation à des valeurs communes, mais par les exigences de la vie collective. Si les acteurs en appellent, pour différencier le permis et l’interdit, à des principes philosophiques ou religieux, le sociologue, sortant du domaine des intentions et de la conscience, s’attache seulement à retrouver le sens social du droit et des institutions, à partir du fait social lui-même, c’est-à-dire de l’organisation de la vie collective.Si différentes et même opposées que soient ces deux démarches, elles ont pour caractère commun de rompre avec un «réalisme» ancien et d’affirmer à la fois le relativisme des conceptions ou des principes conscients d’organisation de la vie sociale et la nécessité d’une analyse formelle des relations entre les éléments d’un ensemble.La société comme système de valeursMais ces sociologies restent encore liées au thème dominant de la société particulière comme ensemble significatif maintenant son unité, son mode de fonctionnement et donc aussi les principes et les valeurs qui manifestent et assurent l’intégration de l’ensemble.La société apparaît encore comme un être possédant une «vie antérieure» ou comme un organisme capable de rétablir son équilibre ou de maintenir son intégrité. Ce qui laisse sans réponse le problème du changement social ou plutôt oblige à adjoindre à l’étude du fonctionnement interne de systèmes sociaux l’appel à une évolution sociale traversant des sociétés particulières.Cette transformation conduit du simple au complexe, de l’homogène à l’hétérogène, mais aussi du traditionnel au rationnel et du particulier à l’universel. À la mécanique des sociétés se juxtapose la dynamique historique, mais celle-ci n’est définissable que par son contenu, et par conséquent en des termes où de nouveau l’observateur et l’observé se trouvent confondus.Les fondateurs de la sociologie ont isolé les problèmes du fonctionnement des systèmes sociaux, mais ils continuent à faire dépendre toute compréhension des conduites et des relations sociales d’une situation historique, interprétée globalement comme un moment dans l’émergence de valeurs générales.La société moderne analysée par Weber apparaît commandée par la règle et la rationalité; Durkheim y voit, de son côté, la complémentarité des fonctions et des professions. Ces distinctions n’ont de sens que dans une perspective historique parce que l’autorité rationnelle, légale, s’oppose à l’autorité traditionnelle ou parce que la solidarité organique s’oppose à la solidarité mécanique. Dans un cas comme dans l’autre, l’unité de la société est toujours celle d’un contenu de représentation et de valeurs, non celle d’un processus.2. L’analyse de T. ParsonsLa sociologie de l’action, considérée dans toutes ses variantes, s’efforce de poursuivre l’œuvre des fondateurs de la sociologie en remplaçant ce qui reste chez eux d’historicisme par une analyse des processus de changement.Son principe le plus fondamental est d’écarter tout appel à l’essence d’une société particulière. Au lieu de placer une société dans une évolution historique à laquelle on impose un sens, elle s’efforce de comprendre l’historicité comme un processus, non comme une nature.La nature de cette démarche apparaît très simplement si on considère un groupe restreint. On peut poser dès le départ que ce groupe a des valeurs et des intentions, une personnalité, et que chacune des actions qu’il entreprend doit être définie comme un problème posé à un ensemble préexistant, et qui ne peut être résolu que par l’intégration d’éléments nouveaux à cet ensemble. De même, si l’on considérait un individu et non un groupe, dirait-on que chaque expérience nouvelle est vécue par un «caractère» qui assimile ou rejette des connaissances ou des sentiments nouveaux en fonction de leur compatibilité avec l’organisation préétablie de ce caractère.Les choix constitutifs du comportementOn peut, au contraire, et telle est la démarche de la sociologie de l’action, considérer non plus le groupe indépendant de son action et antérieurement à elle, mais directement l’action elle-même, c’est-à-dire la relation entre l’acteur et l’objet de son action, ainsi que l’ensemble des problèmes et des processus introduits par cette relation.C’est sans aucun doute à T. Parsons et à ses collaborateurs qu’on doit les plus grands progrès de cette direction. La premier, un psychologue, R. Bales, observe, en étudiant des petits groupes engagés dans des tâches (Task-oriented groups ), que ceux-ci sont dominés par la rencontre d’un mouvement de production et d’un mouvement de consommation.L’acteur, individuel ou collectif, se dirige vers un objet, par la connaissance et par le désir, en même temps qu’il vise sa propre intégration.T. Parsons, presque au même moment, concentre son attention sur le comportement du sujet, sur les choix que suppose toute action, parce qu’ils définissent à la fois l’orientation de l’acteur vers l’objet et les modalités de l’objet mises en évidence par l’action. Bien que la liste de ces choix caractérisant toute action, et que Parsons nomme pattern variables , se soit quelque peu modifiée au fil des ans, ne retenons que celle qui est utilisée par ce groupe de chercheurs dans ses travaux les plus récents, à partir de 1952.L’action est affectivement chargée ou neutre; elle est spécifique ou diffuse. L’objet de l’action est considéré dans ses caractères particuliers, c’est-à-dire dans son rapport à l’acteur ou en lui-même, estimé selon des critères universalistes: il est saisi dans ses qualités ou dans son action, dans sa «performance». Toute action doit choisir un des deux termes de chacun de ces quatre couples d’opposition.Mais cette analyse se limite au comportement et doit donc être complétée par celle du système social lui-même dans la direction ouverte par Bales.Les dimensions du système socialTout système social est donc considéré comme la combinaison de quatre sous-systèmes définissant des fonctions du système: la recherche des buts ou action instrumentale, l’adaptation à l’environnement, l’expression et la gestion des tensions, qui est aussi le maintien des patterns du système, enfin l’intégration des éléments qui composent celui-ci.Les deux ordres de concepts sont liés par un ensemble de raisonnements que résume le tableau suivant:Très brièvement commenté, ce tableau signifie ceci: l’action se dirige vers un objet qu’elle définit dans son rapport à l’acteur et qui est désiré. En même temps, cet objet doit être connu, analysé en termes généraux en même temps que défini spécifiquement. Le mouvement vers l’objet, une fois effectué, laisse un résultat; l’objet, atteint ou non atteint, est alors évalué en lui-même et non plus dans la relation de l’acteur à lui, donc d’une manière affectivement neutre. Le bilan de l’opération s’exprime en termes de renforcement ou d’affaiblissement, donc de modification globale, non spécifique, d’un ensemble particulier.Cela constitue le point de départ d’une analyse beaucoup plus complexe qui porte sur la nature de chacun des quatre sous-systèmes qui viennent d’être définis. Tout système d’action repose sur la combinaison de deux sous-systèmes correspondant aux deux catégories de pattern variables . D’une part, le sous-système d’orientation de l’acteur, à l’intérieur duquel des types d’orientation sont définis par la combinaison de la dimension affectivité-neutralité diffus; d’autre part, le sous-système des modalités de l’action, définissant la visée de l’objet, visée dont les types sont définis par le croisement des dimensions: universalisme-particularisme et performance-qualité.Ces deux sous-systèmes se combinent pour en former deux autres, celui de l’adaptation qui définit la signification symbolique des objets, et celui de l’intégration, c’est-à-dire de l’organisation d’un ensemble d’actes. C’est ici que s’appliquent directement les quatre «systèmes-problèmes» d’abord définis par Bales: adaptation, visée des buts, maintien des patterns , intégration.Malgré sa brièveté, cet exposé de la démarche de T. Parsons indique la préoccupation centrale de cet auteur et de tous ceux qui ont été plus ou moins directement influencés par sa pensée. Il s’agit d’étudier des comportements, donc des relations entre un acteur et un objet, lui-même social dans les cas étudiés par le sociologue, c’est-à-dire des interactions placées dans le cadre de certaines orientations du système d’action qui fondent son unité et sa capacité d’intégration.L’attention se porte directement sur le processus et les modalités de l’action, plutôt que sur le fonctionnement d’un système supposé clos.Le primat de l’intégrationMais l’analyse parsonienne porte davantage sur l’acte que sur l’action. Elle suppose un point de départ et un point d’arrivée qui est un système de valeurs et de normes. L’acteur possède des orientations, vise un objet, s’adapte à l’environnement, revient, avec les résultats de son acte, en lui-même.Aussi, quand l’analyse se porte au niveau d’ensembles complexes de sociétés, insiste-t-elle sur l’intégration et sur la hiérarchie des systèmes de contrôle par lesquels les valeurs définissent les normes qui commandent les personnalités, qui commandent elles-mêmes le donné organique des individus.Ce qui renvoie nécessairement de nouveau vers une définition historiale, évolutionniste des systèmes de valeurs.Il faut donc pousser plus loin l’effort entrepris par Parsons et, au lieu de considérer des actes se référant toujours à un acteur supposé stable, reconnaître comme objet central de la sociologie de l’action, la tension dynamique d’une activité normativement orientée vers l’environnement et d’un système d’organisation sociale.C’est pour ces raisons que l’analyse parsonienne, dont l’importance est considérable, ne nous apparaît que comme une étape entre une sociologie du système social, de type durkheimien, et une sociologie de l’action.C’est-à-dire qu’une sociologie de l’action, conséquente avec ses principes, doit considérer que la visée de l’objet ne s’opère pas à l’intérieur d’un ensemble donné d’orientations de l’acteur, mais constitue un nouveau système d’orientation qui ne peut correspondre au système de départ. En d’autres termes, l’action est toujours, en partie au moins, rupture d’un système social, innovation, et appelle la formation d’un nouveau système social. Pour prendre un exemple simple, la création de nouvelles formes de production appelle une transformation de l’organisation sociale, de sorte qu’un nouvel équilibre ne peut être trouvé qu’en un point différent du point de départ.3. L’action historiqueLa problématique de l’actionGénéralisons ce raisonnement. L’action n’est pas un cycle comme l’est la communication partant de l’émetteur et revenant à lui après être passée par le récepteur; elle est dominée par un ensemble de tensions, le système d’action n’étant rien d’autre que le système de ces tensions.La tension la plus générale est celle qu’on vient d’indiquer. Toute initiative doit partir d’une unité sociale, possédant une certaine intégration, mais en même temps s’opposer à elle. Entre l’ordre et le mouvement, la contradiction vient de ce qu’il ne peut y avoir contemporanéité parfaite du système de départ et du système impliqué dans l’action innovatrice.Cette distance, cette tension suppose à son tour l’existence d’une autre; une initiative ne peut se démarquer de l’ordre de départ que si elle n’est pas purement culturelle, si elle constitue une pratique naturelle, c’est-à-dire technique. Parallèlement, l’ordre social lui-même serait irrémédiablement clos sur lui-même s’il ne comportait pas de la même manière des aspects naturels, qui peuvent être, selon les sociétés, des formes matérielles d’activité ou des besoins de consommation.Toute activité, et en particulier tout travail, est à la fois une action normativement orientée et une pratique naturelle.Enfin, ces tensions ne peuvent être gérées que si le changement est le fait d’initiatives particulières et non d’un mouvement général de l’ensemble. Pas d’innovation sans innovateurs, mais pas non plus de changement social sans la mise en place de certaines formes d’organisation collective.Quelle que soit la société considérée, on peut toujours la définir comme une certaine modalité de combinaison entre ces dimensions de l’action: tournée vers l’extérieur et vers l’intérieur, activité valorisée et naturelle, particulière et collective.Laissons de côté, provisoirement, la dernière antinomie, qui fait déjà intervenir des acteurs particuliers et ne considérons que les deux premières. Tout système d’action combine quatre composantes fondamentales: l’action tournée vers l’extérieur et valorisée, l’action tournée vers l’extérieur et «naturelle» ou technique, l’action tournée vers l’intérieur et qui est d’un côté valorisée, de l’autre technique.Ces concepts ne sont pas éloignés de ceux de Parsons, en apparence, mais l’important est qu’ils définissent des oppositions, donc des tensions, ce qui conduit à une analyse toute différente de l’action sociale.La structure du système d’actionComment ces orientations de l’action se répartissent-elles dans le processus même de l’action? Celui-ci peut être défini simplement. Tout système d’action est à la fois activité productrice et organisation sociale, mais la production est aussi organisation du travail, et l’organisation sociale est à la fois système de répartition et modèle de consommation. La production et l’organisation du travail sont nécessairement placées du même côté sur l’axe intérieur-extérieur, de même que la répartition et la consommation.Et de chacun des deux côtés, comme on l’a dit, l’action doit être à la fois valorisée et naturelle. Ajoutons enfin que les systèmes de production et de répartition doivent avoir la même position sur l’axe valeur-technique ou, si l’on préfère, l’organisation du travail et la répartition sociale ne peuvent être distinguées que si elles sont de signe opposé sur cette dimension.En résumé:– production et organisation sont semblables sur la dimension extérieur-intérieur; elles sont opposées sur la dimension valeur-nature;– production et répartition sont semblables sur la dimension valeur-nature; elles sont opposées sur la dimension extérieur-intérieur;– production et consommation sont opposées sur la dimension extérieur-intérieur; elles sont opposées sur la dimension valeur-nature.Cela définit la structure d’un système d’action. Si un de ces éléments est situé sur les deux axes considérés, les trois autres éléments se trouvent placés dans un ordre donné par les trois autres situations possibles.Il ne reste plus qu’à introduire la dimension qui a été provisoirement laissée de côté. Les initiatives particulières et l’organisation collective doivent se retrouver à la fois, comme on l’a dit, dans les deux faces de l’action sociale, tournée vers l’extérieur et tournée vers l’intérieur.Le système d’action ainsi défini ne constitue pas un ensemble social intégré. La tension entre les orientations contraires est le fait premier. C’est ici qu’est la différence la plus visible et la plus générale entre les deux conceptions générales qu’on vient d’évoquer successivement.L’unité et l’intégration du système d’action sont inscrites, dès le départ, dans la conception de T. Parsons. Dans celle que nous avons exposée nous-même, elle ne peut apparaître qu’à la fin d’un long processus de conflits entre des acteurs qui représentent, sous des formes qu’il n’est pas possible d’exposer ici, des orientations opposées de l’action.4. L’action socialeLes conflitsLes acteurs ne se comportent pas seulement en fonction de la place qu’ils occupent dans un système social, puisque toute organisation est en tension avec une activité orientée vers un au-delà du système social, qu’il s’agisse de croyances religieuses ou d’investissements économiques. Ceux qui en appellent à ces objectifs extérieurs, et qui sont donc des innovateurs, s’efforcent de contrôler l’organisation sociale et par conséquent d’imposer leur domination. Ceux qui sont entraînés par ce mouvement ne peuvent y participer qu’à travers cette organisation mais en même temps en appellent contre elle aux objectifs ou aux valeurs qui le dépassent. Par exemple, un chef d’entreprise tend à identifier son entreprise particulière, et donc son pouvoir, avec des valeurs de production et de développement, tandis que les salariés peuvent en appeler à ces valeurs contre le pouvoir privé du chef d’entreprise. Une analyse analogue peut être présentée dans le cas des partis, des Églises ou des groupements éducatifs. De tels conflits ne peuvent être réduits ni à une simple opposition d’intérêts entre dirigeants et dirigés, ni à l’expression d’une contradiction fondamentale à toute organisation «productrice», puisqu’il s’agit de l’opposition de forces complémentaires, dont le conflit n’est que la répartition entre les acteurs des éléments opposés et complémentaires de tout système d’action.Les mouvements sociauxLa sociologie de l’action porte son attention particulière à ces conflits et aux mouvements sociaux pour lesquels chacun des acteurs en conflit s’efforce de reconstruire sous son contrôle l’ensemble du système d’action dont il ne représente que certaines composantes. C’est la rencontre de ces mouvements et des utopies qui les expriment qui conduit à une certaine institutionnalisation.Celle-ci existe dans la mesure où les tensions du système d’action ne sont pas des ruptures, mais son aire est toujours limitée par ces tensions mêmes.À l’intérieur de l’aire institutionnalisée – et non de l’ensemble du système d’action – s’observent certains mécanismes de contrôle social ou de différenciation sociale qu’étudie une sociologie fonctionnaliste qui ne peut être confondue avec la sociologie de l’action. Celle-ci est sensible au non-institutionnalisé. Par exemple, elle rappelle l’importance, même dans les sociétés où l’institutionnalisation des conflits industriels est très poussée, des oppositions fondamentales entre patrons et salariés. De la même manière, elle se veut sensible aux mouvements revendicatifs qui n’ont pas encore pris forme organisée, mais qui peuvent déjà être détectés par l’analyse sociologique.5. Raison d’être de la sociologie de l’actionCette analyse des principes d’une sociologie de l’action doit être complétée par une réflexion sur la place qu’elle occupe dans l’histoire présente et dans l’évolution des sciences humaines.Sa situation historiqueSelon les circonstances historiques, l’une ou l’autre des trois démarches sociologiques prend une importance sociale plus ou moins grande. Très schématiquement, on peut penser que lorsque des réalités sociales nouvelles se font jour sans que l’ensemble institutionnel les domine clairement, la société apparaît d’abord comme un marché, économie ou politique, dominé par les luttes d’intérêts ou d’influences sur un terrain peu stabilisé.Quand, ensuite, ces situations nouvelles donnent naissance à des forces et à des conflits sociaux plus organisés, la sociologie se penche plus naturellement sur les problèmes que nous avons évoqués en parlant de sociologie de l’action; quand, enfin, l’institutionnalisation des conflits a progressé, que l’intégration sociale paraît plus forte, c’est l’étude du fonctionnement du système social qui semble la démarche la plus naturelle.Les sociétés industriellement avancées sont en changement si rapide que les mouvements sociaux nés au siècle dernier se sont affaiblis, restant attachés à des problèmes et à des objectifs qui ont beaucoup perdu de leur actualité; en même temps, la formation de nouveaux acteurs et de nouveaux conflits sociaux n’est pas encore avancée, si bien que l’attention se porte aujourd’hui davantage sur ce qu’on peut appeler les sociologies de l’interaction, que sur les sociologies de l’action. De même que, lors de l’industrialisation européenne du XIXe siècle, le mouvement libéral a précédé le mouvement socialiste puis le mouvement intégrationniste, l’institutionnalisation des conflits, de même, dans les années quatre-vingt, s’est développée une pensée néo-libérale surtout sensible aux stratégies de la décision et du changement. L’importance des résultats obtenus par ce type de pensée ne doit cependant pas faire oublier l’urgente nécessité d’une analyse des structures de changement et des conflits nouveaux, nés du développement, ou plutôt à travers lesquels s’opère celui-ci.La raison d’être pratique de la sociologie de l’action est de comprendre ces conflits et ces problèmes nouveaux, l’opposition du développement scientifique et de la poussée culturelle vers le bonheur ou la jouissance privée, l’opposition de la concentration de pouvoir et de la défense des particularismes, etc. On peut dire que la sociologie de l’action se définit ainsi comme critique d’illusion du néo-libéralisme ou des sociologies de l’intégration sociale.Sa place dans l’évolution des sciences humainesMais c’est plus encore par rapport au mouvement d’ensemble des sciences humaines que la sociologie de l’action doit être située.Avant tout, elle apparaît comme la manifestation, dans le domaine de la sociologie, d’un progrès réalisé plus tôt dans d’autres sciences humaines.En ne concevant plus une structure sociale comme une organisation sociale réelle, comme une société ou une culture historiquement donnée ni comme une loi de combinaison des éléments d’un système, définis par leur opposition, elle rompt avec l’ancien réalisme pour suivre une démarche plus proprement scientifique.Mais sa particularité vient de ce qu’elle n’étudie ni des systèmes de signes, ni des systèmes de communication et de relations sociales, mais des systèmes d’orientation de l’action. Son domaine est d’une importance particulière parce que le risque de confondre l’explication avec la compréhension de l’expérience vécue est le plus grand lorsque l’analyse porte plus directement sur des conduites normatives orientées, qui ne peuvent être traitées comme des éléments d’un système naturel. L’objet de la sociologie de l’action fut traditionnellement celui de la connaissance historique. Il ne s’agit donc pas ici de partir d’une analyse synchronique pour parvenir à une analyse diachronique, de la transformation d’un système donné, mais d’atteindre directement la structure de l’action historique. Il ne s’agit plus de centrer l’étude sur une totalité concrète, mais sur un processus de création continue et heurtée de l’existence historique d’une société. Se référant à une formule fameuse, on peut dire que la sociologie de l’action a pour objet de comprendre comment les hommes font leur histoire. Ce qui contraint aussi à rester fidèle à la deuxième partie de cette formule: cette connaissance ne peut se réduire à l’énoncé des valeurs proclamées, des idéologies et des rationalisations. Elle cherche à découvrir des rapports sociaux et des systèmes d’action qui ne sont pas révélés directement par le langage explicite des lois, des institutions et des croyances. Ici, plus qu’en tout autre domaine des sciences sociales, doit être maintenu le principe posé avec tant de force par Durkheim: les faits sociaux qui sont des représentations, doivent être étudiés comme des choses, c’est-à-dire au-delà de leur sens vécu par l’acteur. L’action historique n’est pas la rencontre ou l’affrontement d’intentions complémentaires ou contraires, mais la manifestation, à travers l’interaction des sujets, d’une structure du développementLa sociologie de l’action pose donc que, dans l’étude de la société, l’analyse du mouvement précède et commande celle du fonctionnement des systèmes sociaux constitués, de leurs institutions et de leurs mécanismes de contrôle social. Elle se définit donc comme la réalisation, sur le plan de la connaissance positive, des visées intellectuelles des penseurs sociaux qui réfléchirent les premiers sur la nature et le devenir de la société industrielle.
Encyclopédie Universelle. 2012.